Démarche artistique

L’œuvre de Fumika Sato se déploie autour de l’image sur papier, fusionnant photographie, couleur et techniques d’impression patrimoniale. Elle interroge la matérialité à travers des pratiques multiples qui donnent corps aux idées et aux rapports au réel. L’artiste invite à une exploration du « entre-deux », un espace flottant et transitoire, situé entre deux éléments, que ce soit défini par l’homme ou la nature. Ce concept suscite une ambiguïté profonde : un être à la fois ici et ailleurs, une sensation d’étrangeté et de non-appartenance, mais aussi d’ancrage dans un espace indéfini que l’on choisit d’habiter. L’œuvre s’impose alors comme une quête d’équilibre, un acte de présence dans l’existence, tout en poursuivant une réflexion plus vaste sur la recherche de coexistence dans un monde contemporain en perpétuel mouvement.

“Vivant depuis longtemps à “l’étranger”, d’autres pays sont devenus ma maison. Le Japon natal n’en est pas pour autant devenu étranger. Cette condition me place dans un espace de flottement constant, une quête perpétuelle d’équilibre. Aidée par mes matières de création qui cohabitent à leur manière, je transfère, je pense, cette recherche d’équilibre sur les paysages qui m’évoquent le même flottement.”

Dans son travail, expression plastique et technique dialoguent, repoussant chacune les limites de l’autre tout en respectant sa présence. L’équilibre trouvé à la frontière des éléments – les contraintes, l’encre, les couleurs, le support, la pression, les gestes et le paysage – permet à l’artiste d’explorer les espaces d’entre-deux.

 

“On voit le paysage comme on le vit, ou inversement. Mais en emportant un paysage avec nous, on n’en garde jamais vraiment tous les éléments, tous les détails, ni les couleurs exactes. La photographie offre à l’artiste de multiples moyens de reproduire cette sélectivité – par la technique photographique – mais le résultat est parfois trop précis, trop capturé, pour rendre l’indécision propre à l’expérience vécue du paysage.

C’est ici que mon expérimentation de la photographie, à travers l’impression manuelle, entre en jeu. Le travail de décomposition de l’image, couleur par couleur, puis son impression en sérigraphie monotype, permet de reconstituer ce « réel » que j’ai vécu à travers les sensations, sur un support papier.

Chaque élément, indépendamment, chemine vers l’autre, repoussant ses propres limites, tout en respectant celui qu’il rejoint. Que ce soit par la pression sur le papier, l’encre qui s’échappe, la multitude de points qui constituent l’image photographique d’origine, ou la matérialité de la couleur qui rend l’ensemble visible, chaque composant joue un rôle dans la formation de l’image.

Ces procédés, je les vois comme les « mondes » que chacun porte en soi. Ils nous éloignent dans le même mouvement, en ouvrant la porte à l’imprévu, à l’accident, à l’accentuation ou à l’invisibilisation inattendue, résultant de la rencontre jamais parfaitement maîtrisée des matières. Ce faisant, ces procédés nous poussent-ils vers l’illusion ou nous rapprochent-ils de l’expérience réelle – et donc sensible ?”

Papiers d’espace par Martin Miguel

Pour « 30 ans et plus » de la Galerie Quadrige et La Diane Française, Nice, France, 2022.

Ce qui me saute aux yeux, en présence des travaux de Fumika Sato, ce sont les évocations de la culture japonaise. Cela va du silence à l’espace, qui sont corrélatifs, et de l’aérien à l’infini ou du moins au vaste qui ne le sont pas moins, fertilisées par le petit, le presque rien, le tremblant, l’instantané, enfant du mouvement. J’y retrouve les grands à-plats qu’élève un dessin souple, unique, égale à un vol d’oiseau de l’estampe japonaise.

Fumika Sato est une artiste du papier, ce grand territoire de la culture japonaise. Je pense évidemment aux estampes mais pas seulement : aux cerfs-volants par exemple ou aux cloisons amovibles de l’habitat, ou à l’origami.

L’origami, justement, j’en ai sous les yeux, les origamis détournés par Fumika Sato dans la collection “portfolio” des éditions de La Diane Française avec un texte de Raphaël Monticelli “ Vallées et montagnes”. Oui, dans le pli de l’origami ou défini ainsi, vallée et montagne le creux et la crête.

Dans les estampes japonaises, la profondeur n’est pas suggérée par une perspective linéaire mais par des plans avec des couleurs souvent en à-plat- il peut y avoir des dégradés – la taille du dessin s’ajustant au plan. Dans l’art japonais la profondeur est une dialectique entre lignes et plans. C’est aussi le cas de l’origami où les lignes sont remplacées par des plis. Fumika Sato joue de cela.

Elle côtoie ainsi aussi les pratiques contemporaines occidentales qui par la séparation du châssis de la toile engagent sur celle-ci toutes sortes de manipulations et notamment le marquage par pliage.

L’origami est un plan hérissé en une multitude de plans. Fumika Sato les ramène à un volume particulier, ou une profondeur infime et intime, par écrasement pour en faire une matrice qui sera encrée et passée de nouveau sous presse. De cette espèce de matrice – de nouveau plan – les profondeurs (comme un renversement ou un changement de nature) ne sont plus que des épaisseurs de papier qui de ce fait retiennent l’encre comme un sillon sur une plaque de cuivre et produisent tout un réseau de lignes.

Le résultat est troublant. De la matrice de papier au papier, la profondeur de l’image est aussi illusoire que celle de l’estampe traditionnelle mais autrement. Il va sans sdire que l’encrage du papier n’a rien à voir avec celui d’une plaque de bois ou de cuivre. Et mon regard m’amène à penser au cert-volant et alors plane en moi une impression aérienne et la douceur des gris lève des aubes embrumées.

On retrouve cette problématique du plan et de la profondeur dans les travaux photographiques de Fumika Sato. Par le plan et la ligne lorsqu’il s’agit d’arbres. Mais du point aussi qui, en nombre, fait trace, quand il s’agit de vols d’oiseaux. De l’arrêt sur image, comme une élasticité surgit. D’autre part, la mise en scène aux panneaux amovibles et leurs châssis orthogonaux des maisons japonaises. On passe du ciel à la maison, d’une profondeur d’espace à une autre par plans interposées. Élasticité, rigidité.

Pour les trente ans de la galerie Quadrige et des éditions de La Diane Française, Fumika Sato propose une estampe qui ne manque pas d’humour quand on sait que le régime Okinawa est un mode de vie – et une pratique alimentaire – inspiré de la cuisine d’Okinawa, une île au large du Japon, remarquable notamment par sa forte proportion de centenaires.

Elle propose donc une empreinte de poisson, un vrai poisson, qui renvoie à cet art japonais, le gyotaku, inventé par un guerrier et utilisé par les pêcheurs pour immortaliser leurs plus belles prises.

En surimpression et comme un surgissement de la modernité, Fumika Sato ajoute une gravure de la molécules d’oméga-3. Au même titre que les travaux à partir de l’origami, on est en présence de pressions sauf que l’une et l’autre se différencient en force et en moyens matériels. Et l’on ne peut qu’être impressionnée par l’irruption du vivant même si l’on se doute que le poisson est mort.

C’est de reconnaître l’utilisation d’une empreinte à partir d’un objet de nature ( traditionnellement un poisson) qui impressionne dans le gyotaku. Et, en effet, l’empreinte immédiate d’un poisson diffère foncièrement de ce qui est idéal, abstrait, dans l’origami : on part d’un modèle qu’on n’a pas forcément sous les yeux, et on en donne une représentation par les pliages – parfois très complexes – du papier. Et cette représentation est normée, codée.

On voit là encore la prégnance de la culture japonaise. Il s’agit évidemment de la culture culinaire dont on sait qu’elle est abondante en fruits de mer. Et l’oméga- le souligne. Les deux images entrelacées se surdéterminent et ont, formellement, un point commun : une structure d’écailles… d’écailles de vie… en bouillon de culture.

Martin Miguel, 2022